De retour au bistro sur l’heure du dîner, le pêcheur s’assoit
à la seule table disponible. En repoussant légèrement les restes de nourriture
du client précédent, il attend que la serveuse vienne nettoyer et dresser la
table. Comme il constate qu’elle est affairée à servir plusieurs clients, il ne
se formalise pas de la situation et choisit plutôt de contempler le magnifique
décor extérieur qu’il perçoit par la fenêtre.
Son attention est cependant perturbée par les mouvements dans
le restaurant et surtout par les actions de nervosités et d’inattention de la
femme. Celle-ci parle fortement, sert les clients avec empressement et à
quelques reprises, bouscule une chaise ou échappe une assiette.
Le pêcheur se fait la réflexion suivante :
Le pêcheur : Elle a bien changé depuis que je l’ai
rencontré il y a deux semaines. Elle était très calme et prenait soin de chaque
geste envers les clients. Mais voilà que l’ambiance de ce petit bistro s’est
transformée avec la présence d’énergies perturbatrices. C’est peut-être parce
qu’il y a beaucoup de personnes et qu’elle est un peu débordée.
Après environ 10 minutes, la serveuse se rend compte que son
client près de la fenêtre n’a pas été répondu. Elle se dirige vers lui avec les
bras chargés d’assiettes et lui dit qu’elle revient tout de suite le servir et
s’en retourne vers les cuisines pour en ressortir cinq minutes plus tard. De
retour à la table du pêcheur, elle ne fait aucunement allusion au nombre de
personnes à servir, mais s’exprime plutôt de la manière suivante :
La serveuse : Je suis désolé, tout va trop vite
aujourd’hui. On dirait que j’ai perdu le contrôle de la salle à dîner.
Sans même dire bonjour, elle se met à prendre la commande de
son client, tout en ramassant d’autres assiettes sur les tables adjacentes et
elle replace les sachets de sucre dans leur contenant.
La serveuse : Qu’allez-vous prendre ? Tout en continuant
de bouger continuellement.
Le pêcheur de répondre :
Le pêcheur : Servez-vous encore des déjeuners ? Je prendrais
deux œufs tournés, crevés et bien cuits, avec des rôties pain brun et un bon
café doux s’il vous plait.
La serveuse ne prend aucune note et repart vers la cuisine
mais fait demi-tour après seulement dix pas. Elle demande des précisions sur la
commande :
La serveuse : Vous m’avez bien dit un œuf tourné et non
crevé avec des rôties au pain brun.
Comme le pêcheur a perçu l’inattention, il s’attend à ce
questionnement et lui répond gentiment avec un sourire :
Le pêcheur : Non, deux œufs tournés, crevés et surtout
bien cuits. Je n’aime pas le jaune d’œuf liquide dans mon assiette.
Sans même lui laisser finir sa phrase, elle retourne vers la
cuisine pratiquement en criant la commande au cuisinier et revient ensuite avec
l’assiette et la tasse de café. Le client n’est pas surpris de constater qu’il
y a seulement un œuf tourné et non crevé dans l’assiette.
Après avoir avalé rapidement son déjeuner, sans même avoir toucher
à son œuf, le pêcheur laisse le montant de la facture et le pourboire sur la
table et quitte le bistro.
De nouveau à l’extérieur, le calme contraste avec le bruit
dans lequel il était il y a quelques minutes. Il décide de prendre un moment de
repos sur le balcon du bistro dans une grosse chaise en bois rond verni. À cet
endroit, il peut enfin retrouver le contact avec la nature et son rythme berçant.
À la fin de la période de dîner, les personnes quittent une à
une l’endroit qui devient pratiquement désert.
La serveuse sort également du bistro et se laisse choir dans
l’autre chaise près du pêcheur en disant :
La serveuse : Ouf… je suis complètement vidée. Je vais
prendre une petite pause avant de retourner chez moi.
Le pêcheur : Oui vous aviez l’air débordé avec le
restaurant rempli de la sorte.
La serveuse n’étant pas d’accord avec cette affirmation, elle
répond :
La serveuse : Non… c’était un dîner comme d’habitude.
Pas plus de personnes que dans les deux jours précédents. Je n’étais pas
débordée. J’étais distraite par rapport aux multiples choses que je m’apprête à
faire dans les prochains jours.
Ce soir je sors avec mes amies de filles. Demain je prends
une journée de congé et je passe la journée au zoo avec ma fille et les deux
petites voisines. Le soir même je vais à un spectacle extérieur et en fin de
semaine je pars pour quelques jours en voyage dans le sud. En revenant, je
m’inscris à des cours de Zumba. J’aimerais bien faire aussi au moins un
saut en parachute dans ma vie, mais ce sera pour un peu plus tard. Pour tout
faire ceci, je vais être obligée d’envoyer ma fille à la garderie du coin. Elle
va s’habituer. Du moins, elle n’aura pas le choix car j’ai décidé de prendre ma
vie en main et de faire plein de choses.
Le pêcheur : Vous sentez le besoin de faire toutes ces
choses ? Puis-je vous demander qu’est-ce qui vous incite à tout ceci ?
La serveuse : Bien sûr. Et elle s’avance en s’appuyant
les coudes sur ses genoux dans l’intention de convaincre son interlocuteur.
Elle ajoute :
La serveuse : Je ressens en moi l’urgence de vivre. J’ai
maintenant besoin de profiter de la vie et de faire et découvrir plein de
choses. J’ai pris cette décision il y a une semaine, suite à un événement qui
m’a complètement bouleversée. J’ai appris qu’une de mes grandes amies était très
malade. J’ai su qu’elle était décédée, la journée qui a suivi ma visite auprès
d’elle à l’hôpital. Vous rendez-vous compte, elle s’est en allée à seulement
trente-quatre ans… c’est incroyable ! Ceci m’a complètement chavirée et je me
suis dit que j’allais profiter de la vie pendant qu’elle passe. Je me suis donc
fait une liste de toutes les choses que j’aimerais faire et que je n’ai jamais
faites et je vais les faire.
Suites à ces paroles prononcées avec conviction, un long silence
s’installe. Il demeure cependant un infime doute dans la tête de la serveuse et
elle profite de la présence du pêcheur pour valider la pertinence de son
orientation.
La serveuse : Trouvez-vous que d’agir ainsi est une
bonne manière de faire face à l’urgence de vivre ?
Le pêcheur : Mmm…je ne suis pas certain que vous soyez
disposée à entendre ma réponse. Vous m’avez l’air si déterminée à poursuivre en
ce sens.
La serveuse : Si je parle de cette manière, c’est un peu
pour me convaincre moi-même. Il y a un petit quelque chose en moi qui me dit
que ce n’est peut-être pas la bonne chose à faire. Mais je lutte pour me faire
croire le contraire. Alors, j’essaye d’étouffer cette tendance en moi à avoir
peur de foncer. Mais par curiosité, j’aimerais bien savoir ce que vous en
pensez. Je ne changerai probablement pas d’avis, mais cela peut être aussi
bénéfique d’écouter d’autres opinions que les miennes.
Après une longue hésitation à donner son idée sur ce sujet,
le pêcheur accepte après-tout d’émettre sa vision de la chose.
Le pêcheur : Je crois qu’il est tout à fait normal pour
les gens de faire des activités et de se divertir. Ceci permet d’évacuer des
tensions du quotidien et de découvrir plein de choses nouvelles. C’est même
très sain de s’exprimer dans des activités différentes. Établir des listes
d’activités ne fait donc pas problème et chacun peut égayer sa vie de la façon
qu’il le veut bien.
La serveuse : J’ai donc raison de réagir de la sorte et
de vouloir faire face à cette urgence de vivre qui m’habite maintenant.
Le pêcheur : Et bien, c’est là que je mettrais un petit
bémol. Mais avant de le faire, je vous demanderais ce que vous entendez par
l’expression urgence de vivre.
La serveuse : L’urgence de vivre veut dire qu’il est
urgent ou en d’autres mots qu’il faut se dépêcher de vivre et de faire des
choses avant de mourir. La vie passe vite et je n’ai pas envie de me retrouver
dans un lit d’hôpital à l’article de ma mort sans avoir fait plein de choses.
Le pêcheur : Est-ce qu’il faut entendre par ceci que
faire plein d’activités doit nécessairement être synonyme de combler cette
urgence de vivre ?
La serveuse : Cela peut sûrement me permettre au moins
de faire plein de découvertes que je ne connaissais pas et de vivre des
expériences qui peuvent rendent ma vie plus intéressante et plus passionnante.
Oui, plus nous en parlons et plus je crois que c’est la bonne
direction à prendre. Je suis cependant curieuse de savoir qu’en est-il de votre
petit bémol comme vous l’avez mentionné.
Le pêcheur explique celui-ci :
Il est vrai que certains événements peuvent être des
déclencheurs sur une prise de conscience que la vie est importante et qu’il
faut profiter de celle-ci pendant qu’elle est là. La mort notamment est une
formidable porte qui s’ouvre parfois sur cette prise de conscience.
L’urgence de vivre peut toutefois reposer sur une anxiété et
sur une croyance qu’il faut absolument se mettre en action avant qu’il soit
trop tard. C’est une mise en action conditionnée par la crainte et non pas par
la rencontre directe avec la vie. La peur peut créer une fixation sournoise à
l’intérieur de la personne et l’emprisonner dans ses exigences. Cette dernière
se sentant dans l’obligation d’agir. Le sens de sa vie va bientôt s’ancrer à ce
besoin insatiable d’être en action dans des activités nécessitant des
stimulations constantes.
Plutôt que de vivre en toute liberté, la personne utilisant
cette idée d’urgence de vivre se retrouve dans une course sans issue vers la
prochaine chose à faire. Aussitôt qu’une activité est réalisée, la ligne est
cochée et il faut rapidement passer à la suivante. La vie devient un feu
roulant de mouvements et un tourbillon qui étourdit. La personne perd ainsi ses
repères. Elle croit que ces activités lui conviennent car elles reflètent ses
passions et sa soif de découvertes, mais il peut en être tout autre.
La serveuse : Quelles en sont selon-vous les
conséquences ?
Le pêcheur : Contrairement à l’intention première de la
personne de vivre plus intensément, l’urgence de vivre peut provoquer un bond vers
l’avant précipité et quelquefois brutal. La personne se met à vouloir faire
plein de choses qu’elle n’avait pas fait jusqu’à maintenant. Sauter en
parachute, escalader une montagne, faire des voyages exotiques, quitter son
emploi et même se séparer de ses proches pour vivre sa vie plus à fond.
Une des conséquences est que la personne peut se refermer sur
ses propres désirs et négliger ou même rejeter son mode de vie ou les personnes
autour d’elle. J’ai connu des personnes qui exprimaient envers les autres cette
orientation de vie par des phrases qui ressemblent à celles-ci :
·
Laissez-moi
vivre ma vie !
·
Vous
ne comprenez pas comment c’est important pour moi !
·
Vous
êtes trop ancrés dans votre petite vie et vos routines, moi j’ai le goût de
l’aventure et de me réaliser dans tout ce que je vais entreprendre !
·
Si
vous ne me suivez-pas, c’est dommage pour vous, mais moi je fonce, que vous me
suiviez ou non !
·
Occupe-toi
du petit ou de la petite, moi j’ai mes activités !
·
Tu
ne m’empêcheras pas de faire ceci ou cela !
·
Je
ne t’écoute pas car je suis rendu ailleurs et toi tu ne peux pas me suivre !
L’idée d’urgence de
vivre peut aussi nous amener à banaliser plusieurs de nos activités
quotidiennes. Elle peut faire en sorte que nous ne sommes plus pleinement
investis dans notre travail ou dans les activités que nous partageons avec
d’autres personnes par exemple. Elle peut nous amener à négliger nos
responsabilités, à perdre le sens du respect envers les autres, à nous éloigner
de nos ami-es ou des membres de notre famille.
Certains ou certaines
peuvent finir par croire qu’il ou elles sont devenus-es tellement
importants-tes que ce ne sont que leurs décisions et leurs plaisirs qui doivent
prôner. Le portrait de ce bémol est peut-être sombre, mais il est bien réel. Voici
où l’urgence de vivre peut mener. Elle peut même avoir l’effet d’une drogue
puissante qui nous empoisonne en croyant qu’elle nous fait du bien. La personne
devenant une junkie de l’urgence de vivre. Ce petit bémol est donc une mise en
garde des effets néfastes de l’illusion d’une quelconque urgence de vivre.
La serveuse pensive, réfléchit à haute voix :
La serveuse : Mais, l’urgence de vivre n’est-elle pas
pour plusieurs personnes un moment où elles prennent conscience de leur
insatisfaction face à la vie ? Des personnes condamnées par la maladie ne
peuvent-elles pas par exemple retrouver un nouvel élan, une seconde vie ? Des
gens malheureux et éloignées de leurs rêves ou passions ne peuvent-ils pas
enfin se choisir enfin et s’éveiller à eux-mêmes ? L’urgence de vivre n’est-elle
pas une occasion d’une puissante prise de conscience de la nécessité d’un
changement important ?
Le pêcheur : Vous avez raison sur plusieurs points.
Certaines personnes ont pu, grâce à une prise de conscience de l’urgence de
vivre comme vous le mentionnez, commencer à mieux écouter ce qu’elles voulaient
vraiment faire ou être dans leur vie. Une femme ou un homme ayant la sclérose
en plaque ou un cancer ont pu escalader une montagne avant que leurs états se
détériorent. Il y a de multiples exemples de la sorte. Si la personne décide de
faire une activité ou s’orienter dans ses passions les plus profondes ou
changer certaines choses dans son quotidien, ceci peut être très salutaire et
apporter des énergies très positives à soi et en même temps aux autres.
Cependant, ce n’est surtout pas en s’étourdissant dans de multiples
activités que nous pouvons retrouver ce qui vibre le plus fortement en nous.
La serveuse : Alors, quoi faire pour profiter pleinement
de la vie d’une manière saine et en pleine liberté sans tomber dans les effets
négatifs de l’urgence de vivre que vous avez mentionnés plus tôt ?
Le pêcheur : Les gens ont malheureusement confondu
l’intensité de la vie avec le fait de réaliser des choses ou faire des
activités. Plutôt que de se tourner vers le mouvement extérieur, c’est au
contraire l’occasion de faire le calme à l’intérieur de soi. Ceci peut nous
permettre de mieux identifier ce qu’on a réellement besoin pour se sentir plus
vivant. L’intensité de la vie, le vivre plus pleinement est proportionnel à
notre présence aux vibrations profondes qui nous habitent.
Se mettre en action pour un projet de vie ou quelque chose
que nous voudrions vraiment réaliser est différent que de rechercher l’action
et le mouvement perpétuel. Pour découvrir ce qui est à la source de cette
volonté de changement, il faut dépasser l’idée commune de l’urgence de vivre.
Il faut plonger en soi-même.
Nos vibrations et nos repères sont dans ce que nous
ressentons profondément à chaque instant. Nul besoin de nous étourdir et
d’étourdir toutes les personnes qui nous sont chères, dans des tornades
d’activités dans lesquelles elles ne peuvent plus nous suivre. Vous savez, tôt
ou tard, nous nous retournons vers ces êtres et nous constatons que ce qui nous
fait le plus intensément vibrer en cette vie, c’est ce que nous partageons dans
notre quotidien avec ceux-ci.
Vivre plus intensément c’est aussi regarder tout ce que nous
réalisons au quotidien avec un regard nouveau. Ce n’est pas les choses mais la
façon que nous les regardons et les ressentons qui donne plus de relief et plus d'intensité de vie. Quand nous sommes plus présents à ce que nous
sommes en train de faire, nous devenons plus attentifs à ce qui se manifeste et
aux autres qui nous entourent. Pourquoi ne pas chercher ensemble à trouver et à
partager cette intensité du vivant plutôt que de rechercher à combler nos
désirs individuels et devenir ainsi aveugle au partage de l’amour de la vie ?
Il n’y a aucune urgence de vivre. Il y a seulement une plus
grande conscience de l’importance de vivre plus intensément ce que nous vivons.
Plonger dans la conscience de l’intensité de la vie permet donc d’éviter de se
perdre dans les multiples actions qui donnent une illusion de l’intensité.
La serveuse : Je vais faire ces quelques activités et
ensuite je vais prendre un peu de temps seule avec moi-même pour faire le point
sur ce que je veux vraiment. Je dois y aller, mes amies m’attendent. Merci et à
la prochaine.