La serveuse du bistro : Je
vous sers encore un peu de café monsieur ?
Le pêcheur : J’en prendrais encore un peu en effet.
La femme verse tranquillement le liquide de façon à réchauffer la moitié
restante, tout en se replongeant dans ses pensées. Comme pour reprendre contact
avec celle-ci, le pêcheur ajoute doucement.
Le pêcheur : C’est un bien bel endroit ici. J’aime bien
cette fenêtre qui donne une superbe vue sur le quai et sur la mer. Ne
trouvez-vous pas ?
La phrase du client, semblant venir du lointain, se faufile à travers les
idées pêle-mêle dans la tête de la serveuse et la ramène soudainement à ce qui
est en train de se dérouler dans la réalité.
La serveuse du bistro : Oh
! Je suis désolée, j’étais un peu perdue dans mes pensées. Oui en effet, c’est très
beau. Et elle ajoute :
Après avoir passé une dizaine d’années en ces lieux, j’en suis venue à ne
plus voir ce décor. Pourtant, c’est celui-ci qui m’a charmée lorsque je suis arrivée
ici pour la première fois. J’étais jeune et pleine de projets de vie...
Retombant une fraction de seconde dans sa réflexion, elle se ramène
vitement à la conversation et explique en affichant un visage de déception tout
en regardant au sol :
La serveuse du bistro : ...mais
malheureusement, j’ai commencé à travailler ici et j’en ai fait mon métier… je
suis devenue une serveuse de bistro.
Au moment où elle lui répond, le pêcheur écoute attentivement. Il ne
rajoute rien mais reste complètement ouvert à ce qui est dit par les mots et même au-delà.
La serveuse prend alors quelques secondes pour se permettre de bien entendre en elle-même
ce qu’elle vient de dire. Comme pour s’excuser d’avoir l’air de se plaindre,
elle précise :
La serveuse du bistro : mais…je ne devrais pas me plaindre comme ça. Il y a bien du
monde qui n’a pas de travail. Au moins, moi je peux manger et apporter les
soins nécessaires à ma petite fille.
Le pêcheur : Je ne vous ai pas entendu vous plaindre. Au
contraire, je crois qu’il est tout à fait sain de laisser s’exprimer ce qui se
dit en soi.
Apportant cette phrase avec elle, elle range la cafetière sur le réchaud
et s’assoit au comptoir. Le pêcheur jette un œil vers celle-ci pour se rendre
compte qu’elle tient son visage dans ses mains en sanglotant. Se sentant mal de
voir les effets de ses commentaires, il se lève d’un seul coup et sans hésiter,
rejoint la femme. Sans la brusquer, il lui dit :
Le pêcheur : Excusez-moi, j’espère que je ne vous ai pas
offusqué avec ce que je vous ai dit. Je n’ai en aucun moment voulu vous faire
de la peine.
La serveuse du bistro : Non,
non… vous avez raison, longtemps j’ai fait taire en moi ces aspirations en
essayant de me faire croire que je faisais la bonne chose en travaillant ici. Tout
va bien… ça me fait juste du bien de laisser sortir les émotions qui étaient
restées bloquer depuis une bonne dizaine d’années.
S’essuyant les larmes avec une serviette de table, elle jette un sourire
de soulagement et complète :
La serveuse du bistro : D’ailleurs,
je devrais vous remercier. Allez-vous rassoir à votre table, je vous apporte
une bonne pointe de tarte chaude aux bleuets faite de ce matin. Est-ce que ça vous tente ?
En plus c’est moi qui vous l’offre.
L’homme acquiesce volontiers et retourne à sa place. Après avoir fait
payer deux autres clients avant qu’ils quittent les lieux, la femme apporte tel
que promis le dessert fumant et demande :
La serveuse du bistro : Est-ce
que vous me permettez de vous poser une question pendant que vous mangez. Je
crois que ce sont les derniers clients de la journée et il me reste un peu de
temps pour bavarder.
Le pêcheur : Bien entendu, ça me fait plaisir. Tout en l’invitant
à prendre une chaise à sa table.
La serveuse du bistro : Comme
je vous ai dit, j’avais plein de projets auparavant. Je voulais devenir
infirmière ou même professeure d’école. Il me semblait que ce sont des métiers valorisants.
Ainsi, j’aurais pu être mieux reconnue qu’une simple serveuse de bistro. Mes
parents n’avaient pas vraiment les moyens de m’envoyer faire des études. En
plus, j’ai eu ma fille au début de l’âge adulte et mes responsabilités ne m’ont
pas permis de pouvoir obtenir des diplômes. Croyez-vous que je sois passée à
côté de ma vie ou même de ce que certains appellent ma mission de vie.
Le pêcheur : Qu’entendez-vous par passer à côté de votre
vie ?
La serveuse du bistro : En
fait de ne pas avoir vécu ce que j’aurais dû vivre. Vivre mes projets, mes
rêves et non pas la vie que j’ai fait ici. Je sais que cela peut paraître
curieux ... mais je ressens un vide en moi de ne pas avoir eu la vie que j’avais
imaginée.
Le pêcheur : D’abord, je vous répondrai que tout métier ou
tout travail est un moyen qui sert à recevoir de l’argent en contrepartie de ses
efforts pour pouvoir se nourrir et combler des besoins liés aux exigences de l’existence.
Dans cet angle, vous ne pouvez pas avoir passé à côté de votre vie, au
contraire, vous avez à chaque jour et à chaque instant mobilisé une foule d’actions
pour combler ce dont votre vie et celle de votre fille aviez besoin. Non
seulement vous n’avez pas passé à côté de votre vie, mais à cet égard, vous
avez été directement au cœur de votre vie.
La serveuse du bistro : C’est
vrai, mais d’où vient d’après-vous ce sentiment de vide alors ? Je devrais me
sentir heureuse et comblée, alors que ce n’est pas le cas.
Le pêcheur : Je crois, et indiquez-moi si je me trompe,
mais ce sentiment de vide provient d’une autre explication. Dans l’échelle de
valorisation sociale, certains métiers l’ont été plus que d’autres. Par exemple,
vous comparez le métier d’une serveuse avec celui d’une infirmière ou d’une
professeure. Cependant, dans les faits, c’est le jugement ou si on veut, les
qualificatifs tels que mieux reconnus, plus valorisants qui distinguent qu’un
métier est mieux qu’un autre. Souvent, face à leur réalité ou en comparant un
rêve non réalisé d’avoir un métier mieux reconnu, les gens s’identifient à ce
qu’ils font comme travail. Il est commun dans ce cas de voir des réactions
comme : ma vie aurait eu plus de valeur si j’avais eu ce travail ou
celui-ci. Comme je ne les ai pas eus, j’en conclu, ma vie n’a pas eu de sens ou
je crois que j’ai passé à côté de ma vie. Est-ce que vous croyez qu’il y a un
peu de cela dans ce que mentionnez ?
La serveuse du bistro : Oui
je crois. Dans ma famille, il était fréquent de comparer les métiers. Mes
parents auraient tant voulu que leurs enfants puissent travailler dans ceux
valorisés. Je crois même qu’ils nous transmettaient sans le vouloir une
certaine frustration de ne pas pouvoir leur faciliter le chemin dans la vie. C’est
pour cela que je m’étais dit qu’un jour, moi je ferais quelque chose de grand
dans la vie et que j’aurais un métier bien perçu. Je m’en étais même fait une
mission. Le fait d’être ici ne fait que témoigner de mon échec professionnel et
ceci m’enlève toute joie de vivre.
Le pêcheur : Donc, cette première distinction concernant les
métiers peut vous aider à prendre une distance. Ce que je veux dire, c’est que
ce n’est pas le fait du métier lui-même qui vous cause une déception. C’est
plutôt la comparaison entre les métiers qui provient de ce qu’on en disait dans
votre famille et la façon que vous avez perçu vous-même tout ceci. N’est-ce pas
exact ?
La serveuse du bistro : Oui
c’est effectivement le cas. Mais je m’étais tout de même fait une idée sur
cette orientation de vie. Comme je vous ai dit, je m’en étais fait une mission
et maintenant je suis déçue.
Le pêcheur : J’aimerais vous suggérer une autre perspective
concernant la mission comme vous la nommez. Pour moi, la mission de vie n’est
pas un but socialement reconnu qui fait que nous réalisons quelque chose qui
va correspondre à ce qui est valorisé par les autres ou qui rapporterait des
reconnaissances quelconques. La mission de vie n’est pas non plus seulement la
réalisation d’un projet, d’une idée ou d’une pensée qui doit être mise en
action.
La mission est quelque chose que nous ressentons profondément en nous. C’est
comme un appel de la vie elle-même qui nous dit : voici ce que je dois
faire. Il faut donc bien distinguer ce qu’on croit devoir faire dans sa vie et
ce qu’on sait au centre de soi. Alors, ces métiers, était-ce véritablement
votre mission de vie ?
La serveuse du bistro : Je
n’en suis plus certaine…ça voudrait-dire que ce vide provient juste de ce que j’ai
vécu quand j’étais jeune à la maison…mais pourtant, même si c’était cela, il me
reste tout de même un sentiment de ne pas être heureuse. J’aimerais savoir ce que je dois faire dans
ma vie pour le devenir. Comment faire alors pour que je trouve justement ma
véritable mission de vie ?
Le pêcheur : Un indice assez simple à trouver, c’est d’abord
de se questionner sur qu’est-ce qui vous fait vibrer au plus profond de vous.
En d’autres termes, quelles sont les actions que vous effectuez dans votre vie
de tous les jours qui vous procurent un bonheur, un contentement et une joie.
La serveuse du bistro : Bof,
je n'en vois pas vraiment…il y a peut-être quand par exemple un client se lève en
se flattant le bedon et me jette un sourire de satisfaction. Mais ça n’arrive
pas à tous les jours.
Le pêcheur : À ce moment, que ressentez-vous ?
La serveuse du bistro : Je
ne sais pas…peut-être la satisfaction d’avoir coopéré par mon service et grâce
à la bonne bouffe que nous servons ici à rendre la vie agréable à quelqu’un.
Le pêcheur : Ça vous procure vraiment de la joie ?
La serveuse du bistro : Oui,
on dirait que juste ce petit geste embellit toute ma semaine.
Le pêcheur : Vous voyez, par
cette simple fenêtre, votre joie intérieure peut ainsi s’exprimer. Je ne peux
certainement pas vous dire quelle est votre mission. C’est à chacun de la
découvrir. Mais je suis convaincu que si vous êtes attentive à tous ces
micro-gestes et à toutes les réactions de joie intérieure qu’elles font
émerger vous pourrez découvrir ce qui vous anime au plus profond de vous.
La serveuse du bistro :
Vous me faites voir bien des choses monsieur. J’ajouterai que lorsque j’arrive
à la maison et que je vois les yeux étincelant de ma fille, ceci me procure la
plus grande des joies. En fait, c’est peut-être aussi dans cette direction que je
devrais rechercher ma véritable mission de vie. Je crois que je vais demander
un congé demain et prendre un peu de temps avec ma petite.
Le pêcheur : La mission de vie se retrouve dans les
messages de joie qui vibrent dans notre cœur. Ils ne sont pas à rechercher
ailleurs.
Se levant de sa chaise, le pêcheur se frotte le bedon et lui esquisse un
tendre sourire. Se dirigeant vers la porte, il se retourne et lui dit :
Le pêcheur : J’oubliais, cette tarte fumante est la
meilleure que je n’ai jamais mangée. Merci madame pour votre service
attentionné. Je reviendrai certainement manger ici.