Sortant tout juste du bistrot, le
pêcheur aperçoit un jeune cycliste dans la vingtaine affairé à réparer la roue
arrière de son vélo. Il se risque alors de commenter la scène de la manière
suivante :
Le pêcheur :
Il a l’air bien mal en point ce vélo !
Le cycliste : Oui monsieur…j’en
suis bien désappointé voyez-vous. Alors que je m’apprêtais à battre mon record
de 300 km en un jour, en voulant faire l’allé-retour vers un village un peu plus
loin, voilà que je roule dans une crevasse tout juste à un kilomètre de chez
moi. Vous voyez, ma roue arrière est toute croche et je n’arrive pas à la
redresser. Il n’y a rien à faire, je dois m’en retourner à pied. Bravo, il y a vraiment
pas de quoi se prendre pour un véritable recordman ! De plaisanter le jeune homme. Il
ajoute : bonne journée monsieur !
Et il s’en retourne en direction
de chez lui tout en marchant à côté du vélo grinçant. Voyant que le vieil homme
se dirige dans la même direction, il l’invite à faire un bout de chemin
ensemble.
Le
cycliste : Je me reprendrai un autre jour. Je ne suis pas à un
record près !
Le pêcheur :
Vous avez déjà battu d’autres records alors ?
Le
cycliste : Oui absolument et dans presque tous les sports que j’ai pratiqués
depuis que je suis tout jeune. Que ce soit au hockey, au soccer, au baseball ou
au basketball, j’ai toujours carburé à l’adrénaline d’être le meilleur.
Meilleur compteur de but, meilleur dribleur de ballon et meilleur frappeur. Oui
mais malheureusement, j’ai fait bien des jaloux autour de moi et croyez-moi, je
ne me suis pas attiré que des amis. C’est pour cela que je me suis tourné vers
un sport un peu plus individuel et là, je me bats contre les meilleurs cyclistes.
Je le sais parce que je peux les suivre sur le net.
Le pêcheur :
Et que vous ont apporté tous ces records ?
Le
cycliste : Je ne sais pas vraiment. À part des étagères pleines de
trophées poussiéreux…c’est curieux, je n’arrive pas à me souvenir
exactement des actions qui m’ont amenées à ces victoires. Oui il y a bien quelques petites
choses...mais tous ces efforts pour ces quelques petits souvenirs…ça me fait
réfléchir tout d’un coup !
Le
pêcheur : À quoi réfléchissez-vous ?
Le
cycliste : Que tous ces efforts n’en valent peut-être pas vraiment
la peine. Dites-moi, vous n’avez jamais voulu être le meilleur et à battre
des records dans votre vie. Je vous imagine dans votre jeune temps à soulever des
altères dans l'idée de dépasser les charges de Louis Cyr. De se moquer le jeune homme.
Le pêcheur :
Non pas vraiment, répond le pêcheur tout en s’esclaffant de rire.
Le
cycliste : Je vous taquine. J’espère que vous n’en êtes pas vexé ?
Le
pêcheur : Pas du tout. Je vous ai trouvé très drôle. Non dans ma
vie j’ai été attiré par ce qui meuble l’expérience de la vie plutôt que de rechercher
des résultats quelconques.
Le
cycliste : J’ai toujours cru que de ne pas se fixer des objectifs
et des buts qui nous font sortir de notre zone de confort enlevait le piquant
dans la vie. Je crois que le dépassement de soi est un tonic puissant pour
rendre la vie plus intéressante. Ne croyez-vous pas ?
Le
pêcheur : C’est possible, mais cela n’a pas rendu ma vie terne ou
sans piquant comme vous le dites.
Le
cycliste : Désolé. C’est mon réflexe de winner qui prend encore le
dessus.
Le
pêcheur : En fait, avec le temps, j’ai constaté que la redécouverte
de l’expérience rend la vie très intense et pleine de vitalité. C’est comme si
chaque événement ou choses qui se présente de notre environnement devenait plus
important et avec plus de relief. Cette attitude face à l’expérientiel enrichie
la présence à cette vie et me permet de vibrer avec celle-ci.
Le
cycliste : Ce n’est donc pas juste le résultat qui compte. J’ai
souvent entendu la phrase: ce n’est pas le but qui est important mais le chemin
parcouru. Est-ce bien de cela qu’il s’agit ?
Le
pêcheur : Un résultat ou un but n’ont rien de mal en soi. C’est
peut-être juste la manière de les aborder qui peut faire une différence.
Les deux hommes continuent de
marcher tranquillement. Le jeune cycliste garde le silence comme pour inviter
le pêcheur à poursuivre.
Le
pêcheur : Nous pouvons par exemple pratiquer un sport avec une
équipe ou même seul. Le résultat ou le but peuvent faire partie de la pratique
de ce sport. Cependant, tant et aussi longtemps que nous restons seulement
concentrés sur l’objectif, nous avons tendance à laisser en arrière-plan tout
ce qui se déroule. Tous les gestes, les senteurs, les ambiances, les sensations
physiques, les énergies en présence, etc. ne sont plus au centre de l’attention.
Ils sont obscurcis ou voilés par le désir de compter un but, de remporter une
partie, de gagner un tournoi et finalement de rapporter à la maison un trophée
à placer sur une étagère. C’est l’attention poussée vers l’avant qui s’érige en
maître dans notre tête. Mais quelle déception lorsque nous perdons ou n’atteignons
pas les records que nous nous étions fixés. Tout le reste est à jeter aux ordures
de l’existence car cela ne correspond pas aux attentes élevées que nous avions.
Pourtant, même lorsqu’une équipe ou un sportif perdent, il y a toute une
expérience qui est là et qui possède sa propre richesse pour ceux et celles pouvant l’apprécier.
Le cycliste :
C’est bien vrai…mais il y a pourtant une grande satisfaction quand nous gagnons…rien
ne peut remplacer cette joie de gagner. Qu’en pensez-vous ?
Le
pêcheur : Il est vrai que le fait de gagner peut certainement provoquer un certain plaisir.
C’est toutefois un plaisir variable selon les personnes, car il ne fait pas vibrer
tout le monde de la même intensité. Il est aussi momentané, car il qui peut
s’estomper rapidement par la suite. Jusqu’à ce qu’un autre gain soit à nouveau en
perspective. Mais qu’est-ce vraiment que gagner pour vous ?
Le
cycliste : C’est avoir été meilleur qu’un autre. S’être démarqué et
être reconnu. Il y a plein d’avantages à être un gagnant. Ça donne du prestige
et ça fait du bien à notre Égo. Certaines personnes peuvent même en faire une carrière si
elles se sont suffisamment démarquées.
Le
pêcheur : Est-ce que c’est votre objectif de vie d’en faire une
carrière professionnelle ?
Le
cycliste : Pas vraiment. Je fais ce sport pour moi-même et pour
enrichir ma santé, ma forme et me donner un stimulant de vie.
Le
pêcheur : Je crois qu’il y a toujours une autre personne pour en
dépasser une autre. Une fois c’est vous et une autre fois c’est une autre. Une
fois vous serez prestigieux et une autre fois vous passerez inaperçu. Inévitablement,
ce sont les plus jeunes avec plus de tonus musculaires qui en viendrons à
dépasser les plus vieux. Il s’avère souvent catastrophique pour ces derniers de
perdre l’image de vainqueurs qu’ils avaient d’eux-mêmes. Certains en viendront
tristement à se sentir des bons à rien en comparaison aux autres.
Le
cycliste : Wouais…c’est toute une autre perspective…ça me donne un
choc d’entendre ceci ! Moi qui avait orienté ma vie dans cette direction !
Le pêcheur :
Je n’ai pas la prétention d’avoir toute la vérité à ce sujet. Mais pour
moi le véritable gain dans la vie, c’est de surmonter les désirs de fixations
sur les résultats et se plonger dans l’expérience en présence maintenant. Il
y a un gain permanent de vivre en présence avec ce qui est. L’enthousiasme et l’intensité
de joie que cela procure m’apparaît de loin supérieur à ces gains momentanés.
Nul besoin de trophées pour en témoigner !
Le
cycliste : J’arrive tout juste au coin de ma rue. Je vais sûrement
repenser à tout ceci en réparant ma roue dans mon garage. Merci pour cette
belle discussion.
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